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Les déplorables
conditions atmosphériques qui firent que, contre toute prudence, les deux
régiments de parachutistes français furent largués dans les lignes ennemies aux
Pays-Bas eurent de tragiques conséquences.
Pratiquement aucun des
sticks n’atterrit au point prévu, plongeant au sein de la tempête près de sept
cents hommes dans une inexorable partie de roulette russe.
Pour réaliser les
conditions dans lesquelles eurent lieu les largages du 7 au 8 avril, il faut, avant
tout, se faire une idée de l’énorme difficulté qu’éprouvait un parachutiste
pour effectuer un quelconque mouvement dès l’instant où il était harnaché, prêt
au saut.
A ses pieds, le kit-bag – un sac d’une quarantaine de kilos qui était destiné à être
largué et à pendre au bout d’une longue sangle après le saut. Sur le dos, le
parachute dont les courroies entravaient les quatre membres. Le casque, les
armes transformaient les hommes en de malhabiles bibendums.
Avec une météo idéale, il
n’était pas toujours aisé de passer la trappe dans les délais.
Dans la tourmente de cette
nuit, le saut allait devenir, pour les plus entraînés, une épouvantable gageure.
Depuis que l’évidence
lui est apparue, le lieutenant Jack Quillet est livide. L’avion bondit comme
une balle de ping-pong, se heurte avec une invraisemblable violence contre les
masses d’air, donnant chaque fois l’impression qu’il va se déchiqueter. Pendant
que l’appareil gravit comme une fusée folle plusieurs centaines de mètres avant
de retomber comme un poids mort dans une chute angoissante, le lieutenant Jack
Quillet mesure l’étendue du risque insensé qu’il a pris.
À ses côtés, ramassé sur
lui-même, se tient le deuxième classe Pierre Cazenave. Le deuxième classe
Cazenave n’a jamais sauté en parachute de sa vie. Mieux encore, il effectue son
baptême de l’air. « Tu restes à bord ! hurle Quillet à son intention.
— J’y vais ! Ça
se passera bien, ne crains rien. » Le lieutenant Quillet avait fait la
connaissance de Pierre Cazenave quelques mois plus tôt dans un restaurant de l’avenue
Marceau.
C’était peu de temps
après la libération de Paris. Cazenave déjeunait en tête-à-tête avec Charles
Trénet, discutait avec le célèbre chanteur de l’organisation d’une tournée au
cours de laquelle il venait d’être décidé que lui, Cazenave, pianiste de renom,
accompagnerait Trénet.
À la table à côté
déjeunaient quatre officiers S.A.S., Cazenave se retournait fréquemment, paraissait
fasciné par les parachutistes. Quant aux officiers, ils n’étaient pas
insensibles à la présence du chanteur-poète. Au café, les deux tables se
rejoignirent.
On discuta chansonnette,
puis corps d’élite. Cazenave questionna :
« Si je voulais m’engager
dans votre régiment, les formalités seraient-elles longues ?
— On peut les
simplifier », avait plaisanté Quillet. Cazenave s’était alors adressé à
Trénet : « Je crois qu’il va falloir vous trouver un autre pianiste !
Charles, ne m’en veuillez pas. Ça fait trois ans je je tiens le piano chez
Ledoyen avec le Jazz de Paris. J’aimerais faire quelque chose d’autre.
— Vous êtes sérieux ?
avait interrogé Quillet, étonné de la tournure des événements.
— Si vous voulez de
moi, je vous suis. » Très vite le régiment était parti pour les Ardennes.
Pierre Cazenave, incorporé
dans un temps record, avait suivi, avait participé à plusieurs très dures
opérations, démontrant qu’il était digne du corps qui l’avait accepté.
En Angleterre, il était
toujours là, et lorsque le parachutage Amherst avait été annoncé, il avait
supplié Quillet de l’inscrire dans son stick.
Il avait suffi de
quelques mois à Quillet pour se prendre d’estime et d’amitié pour le jeune
pianiste. D’autre part, à maintes
reprises, Cazenave avait fait étalage de sa parfaite forme physique. Après tout,
chacun d’entre eux n’avait-il pas, un jour, effectué son premier saut ?
Quillet avait accepté. Il
n’avait pas prévu que l’immense importance stratégique de l’opération Amherst
allait obliger les parachutistes à être largués en pleine tourmente et avec l’avis
défavorable de la Royal Air Force…
Quillet se tient prêt à
sauter. Il a un dernier regard pour Cazenave qui le rassure d’un sourire crispé.
Quillet saute. Pierre Cazenave met trop d’empressement à le suivre. Il se prend
la jambe droite dans la sangle d’ouverture automatique du lieutenant, qui s’enroule
avec une telle force qu’elle casse net la jambe du pianiste et lui démet le
genou. Cazenave a un instinctif geste de la main ; la sangle cingle son
index, le brise.
Il sent alors le choc de
son parachute qui vient de se déployer, puis c’est le silence de la descente moelleuse
dans la nuit.
Pierre Cazenave réalise
qu’il ne va pas mourir, mais qu’il va être contraint de toucher le sol avec une
jambe cassée et un genou désarticulé.
« Le choc à l’arrivée,
lui avait expliqué Quillet, c’est à peu près comme si tu sautais d’un premier
étage. »
Pierre Cazenave crispe
les mâchoires et attend. Il voit la terre se rapprocher, il voit les arbres ;
il lutte pour garder sa connaissance, puis une atroce douleur lui déchire le
cœur ; il s’évanouit.
Il revient à lui à l’aube.
Jacques Quillet se tient à ses côtés. Le lieutenant lui a fait une piqûre de
morphine qui rend la douleur moins insupportable :
« Laisse-moi, articule
faiblement Cazenave. C’est la règle, tu le sais.
— Je la suivrai, réplique
Quillet, mais tu sais où nous sommes tombés ? En plein milieu d’un camp de
S.S. ! Il y en a partout ! Par miracle, nous sommes à l’abri d’un
petit bois, mais, valide ou invalide, on ne peut rien tenter. J’ai observé, ils
ont des sentinelles à chaque issue, ils passent et repassent en chantant à
moins de cinquante mètres de nous. Évidemment ils ont compris qu’on avait
largué des parachutistes cette nuit. Ils chassent. »
Pendant six jours, les S.S.
vont battre la campagne à la recherche des parachutistes. Ils dédaignent la
périphérie de leur propre camp. Quillet et Cazenave vont y rester cachés, se
nourrissant de rations, se désaltérant d’eau boueuse jusqu’à l’arrivée des
avant-gardes canadiennes.
Les lieutenants Michel
de Camaret, Richard et Taylor ont atterri sans casse. Ils passent aussitôt à l’action,
Camaret aperçoit à la jumelle un pont, non loin du village de Westerbork. Il
est gardé par une dizaine d’Allemands. L’attaque, hélas ! en paraît
irréalisable. Elle comporterait une progression sur un terrain plat et nu qui s’étend,
du lieu d’observation des parachutistes jusqu’aux mitrailleuses ennemies, sur
une distance de plus de deux cents mètres. La légère brume matinale est loin d’être
assez épaisse pour dissimuler les parachutistes s’ils décidaient d’attaquer.
« Je crois que j’ai
une idée, chuchote Camaret à Richard.
— Je me méfie de
tes idées.
— La mienne est de
tout repos. Qu’est qui ressemble davantage à une douzaine de soldats qui
marchent au pas, l’arme à la bretelle, qu’une autre douzaine de soldats qui
marchent au pas, l’arme à la bretelle ?
— Parce que d’après
toi, ils n’ont pas de jumelles !
— Ils n’ont aucune
raison de s’en servir. Allez, exécution ! »
Les hommes sont prévenus
rapidement. Au pas, en rang par deux, le commando s’avance tranquillement dans
la direction du pont. Les parachutistes ont préparé armes et grenades et s’approchent
comme n’importe quelle section qui rentre d’une quelconque corvée. En tête, Michel
de Camaret et Richard, juste derrière le caporal Pacifici qui demande :
« On ouvre le bal à
quelle distance, mon lieutenant ?
— On improvise, mon
vieux. Plus on se rapproche d’eux, plus nos chances augmentent. »
Ils avancent. Ils
distinguent de mieux en mieux les Allemands qui ne montrent pas le moindre
signe de surprise. Camaret jubile.
« On aurait dû
apprendre une chanson boche, remarque-t-il.
— Arrête de
déconner, Michel, ils vont se réveiller tout d’un coup. On est pas à plus de
cinquante mètres. On y va ?
— Tu te rappelles
comment on dit « Haut les mains ! » en chleu ?
— Tu n’y penses pas,
Michel !
— Si ! Je
crois qu’on a une chance de les faire aux pattes, tout simplement.
— On dit : Hande
Hoch ! »
À trente mètres, hélas !
les Allemands s’aperçoivent de la nationalité des arrivants. Ils réagissent
vivement, mais trop tard. Les parachutistes sont à portée de tir. Ils
déclenchent les premiers un feu d’enfer. Plusieurs Allemands sont tués, trois
se rendent, quatre parviennent à fuir. Camaret et Richard parviennent à s’emparer
du pont.
Pour la première fois, la
chance – cette compagne insolente d’Alain Le Bobinnec – le trahit. Atteint de
trois balles, il est fait prisonnier dans la cave du village de Westerbock où
il s’est réfugié.
Auparavant, il a réalisé
un bel exploit : il a abattu le général qui commandait toute la
Feldgendarmerie en Hollande.
Le colonel de la
Bollardière a pris le commandement du 3e R.C.P. en remplacement du
commandant Château-Jobert.
Il saute à la tête de sa
compagnie de commandement dans la région de Spier. Non seulement ils sont
complets à l’atterrissage, mais ils comptent un homme de plus : le dispatcher
anglais a sauté avec eux. Au sol il a tranquillement expliqué :
« J’avais moi aussi
envie de faire la guerre. »
L’Anglais reviendra de l’aventure,
mais ses compatriotes le traduiront devant un conseil de guerre. Il sera
acquitté. Les Français le décoreront.
Le stick du lieutenant
Valayer devait être largué à une trentaine de kilomètres au nord d’Assen.
À l’exception du sergent
Loi, les hommes atterrissent en plein centre de la ville. Les parachutistes
tombent sur les maisons, sur la mairie, le long du clocher de l’église.
Les Allemands déclenchent
instantanément une chasse à l’homme. Valayer et une dizaine des siens arrivent
à se réfugier dans une ferme voisine.
Ils y sont trahis, encerclés
et affreusement massacrés – brûlés vifs au lance-flammes.
L’opération Amherst
devait durer soixante-douze heures, délai qui devait permettre à la LRD armée
canadienne de rejoindre les Français lâchés par petits groupes. Elle se
prolongea six jours.
Durant six jours, à une
époque où leurs contemporains tournoyaient dans l’allégresse de leur libération,
676 Français poursuivirent, dans un combat inégal, une lutte acharnée.
Dans la zone où avaient
été largués les S.A.S., se trouvaient environ 12 000 soldats ennemis. Solidement
ancrés au nord-est des Pays-Bas, les nazis avaient des ordres impérieux : tenir
à tout prix, retarder la progression de l’ennemi vers la frontière allemande.
Devant de chimériques
espoirs d’armes secrètes qui renverseraient la situation, certains croyaient
encore à la victoire ; d'autres – et ils étaient les plus nombreux – préféraient
la mort à la défaite, succombaient plutôt que de voir leur propre sol foulé par
l’ennemi.
La géographie de la
Hollande se prêtait mieux que toute autre à une stratégie du désespoir qui
plongerait l’avance alliée dans un carnage confus.
Le saut des parachutistes
français allait imposer à l’ennemi la forme du combat qu’il escomptait employer.
La situation fut renversée. Le désordre porté au-delà du front permit la lourde
et continue progression des blindés alliés.
Le major-général R. N. Gale,
commandant de la Ist Air-borne Corps, écrira :
« Les exploits des
parachutistes français constituent une chose dont la France doit légitimement
être fière. Les résultats obtenus au cours de l’opération Amherst sont un
exemple classique de ce type d’opérations. »
L’opération Amherst aura
pourtant une conséquence inattendue : elle provoquera l’un des ultimes
accès de fureur de Winston Churchill.
En prenant connaissance,
vers la mi-avril, d’un compte rendu dithyrambique sur l’héroïsme et l’efficacité
des parachutistes français en Hollande, paru en première page du London Evening
News, le Premier britannique convoqua le maréchal Montgomery :
« Quelle idée
saugrenue vous a poussé à employer des Français dans une opération d’une telle
importance ! Une opération au cours de laquelle il était prévisible qu’ils
se montreraient efficaces et spectaculaires.
— C’est pour cette
raison que je les ai choisis, monsieur, répliqua Montgomery. Et cela me semble
logique.
— S’il arrive que
la guerre se montre logique, la politique ne l’est jamais. J’ai fait prévenir
tous les organismes de presse. J’exige que l’opération Amherst soit étouffée.
— Je vous comprends
mal, monsieur. L’action des Français en Hollande peut être considérée comme un
succès sans précédent dans l’histoire des parachutages de masse dans les lignes
ennemies.
— C’est bien la
raison pour laquelle j’ordonne qu’on fasse toute la discrétion possible autour
d’elle. Nous arrivons à l’heure des comptes. Vous semblez ne pas connaître de
Gaulle ! Il est foutu de prétendre que la guerre n’a été gagnée que grâce
à l’intervention de ses parachutistes. En tout cas, comptez sur lui pour que l’héroïsme
de ces deux régiments pèse sur le plateau de la balance dix fois le poids qu’il
mérite.
— S’il pèse seulement
le poids qu’il mérite, croyez-moi, monsieur, il est à considérer.
— Raison de plus !
Black-out sur l’opération Amherst ! »
À l’annonce de ces
consignes formelles, le brigadier-général Calvert constatera : « Aux
Pays-Bas, nous ne fûmes que les gages des dieux. »